Intelligence collective, pourquoi réfléchir encore tout seul ?

[INTERVIEW] Loïc Blondiaux : « La politique, c’est comme un banquet. On a plus de chance de se régaler si chacun apporte un plat »

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04 avril 2022
Écouter les citoyens pour restaurer la confiance perdue ? Les crises sociales et climatiques ont poussé le gouvernement Macron à expérimenter la question. Grand débat national en janvier 2019, convention citoyenne pour le climat la même année, ou encore création d’un collectif citoyen pour donner son avis sur les stratégies vaccinales en 2021. Si les résultats espérés n’ont pas été à la hauteur des enjeux, ces démarches d’intelligence collective ont eu des répercussions fortes sur notre démocratie, nous explique Loïc Blondiaux, professeur en science politique et membre du comité de gouvernance de la convention citoyenne pour le climat.
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Grand débat à Reims - Wikimedia commons

Le gouvernement Macron a multiplié les initiatives pour donner la parole aux citoyens ces dernières années. Le Grand débat national et la convention citoyenne pour le climat sont des exemples marquants. Comment expliquez-vous cet engouement pour la démocratie participative ?   

La convention citoyenne et le Grand débat ont marqué les esprits en tant qu’expériences de participation citoyenne et de délibération avec les citoyens à l’échelle nationale. Ils sont le fruit de la rencontre entre un contexte français et des solutions inventées ailleurs. Le contexte français, c’est la crise des gilets jaunes. Une contestation très forte de l’Exécutif présidé par Emmanuel Macron et au-delà, du système politique. Ce mouvement a été porteur d’une revendication de participation citoyenne : un referendum d’initiatives citoyennes. Demande non retenue par le gouvernement qui a préféré répondre par d’autres dispositifs. Le Grand débat national en particulier a servi d’arme pour délégitimer le mouvement des gilets jaunes. Il s’agissait d’amener les citoyens à participer à d’autres espaces d’expressions plus cadrés que la rue. Ce contexte de crise a rencontré un mouvement plus international. Depuis un quart de siècle, la question de la participation citoyenne est revisitée. Dans la théorie politique, déjà, on réfléchit à des concepts comme la démocratie délibérative ou participative. A l’échelle locale ou nationale aussi, des gouvernements tentent de répondre à leur perte de légitimité. Ils offrent aux citoyens la possibilité d’être associé plus ou moins directement, plutôt moins que plus, aux processus de décision.   

 

En France, seul 16% des Français déclarent avoir confiance dans les partis politiques, selon un sondage CEVIPOF. Les dispositifs de participation citoyenne sont-ils un moyen efficace pour restaurer la confiance perdue et infléchir cette montée de la défiance vis-à-vis des politiques ?  

En théorie oui. Dans un monde où les institutions de la démocratie représentative ne parviennent plus à susciter l’adhésion, il faut inventer d’autres manières de légitimer la décision. Permettre au citoyen de contribuer à cette décision en est une. Mais le processus ne peut se dérouler que sous des conditions très strictes. Il faut un lien entre le moment de la participation et la décision. Ce lien ne peut être ni systématique, ni toujours direct. Il n’est pas question n’ont plus de sortir du système de la démocratie représentative dans lequel les élus sont amenés à trancher les débats politiques. A l’inverse, on doit démontrer que la participation est susceptible d’avoir une certaine influence. Pour le Grand débat, elle n’en a eu aucune. On a vu deux millions de personnes participer à ce grand exercice participatif et le gouvernement ne rien en faire. C’est la marque d’une certaine indifférence des commanditaires de cet exercice vis-à-vis des résultats qu’il a produits. Pour la convention citoyenne, le résultat est plus nuancé. Une promesse a été faite de transmettre sans filtre les contributions des citoyens au parlement ou au referendum. Une fois que les citoyens ont rendu leurs copies, les logiques habituelles de la politique et du fonctionnement des pouvoirs ont repris leurs droits. L’Exécutif a taillé le projet de loi « Climat et Résilience » selon ses désirs en rejetant une très grande partie des propositions des citoyens.  

 

 A Lire – Rendez les doléances ! « Enquête sur la parole confisquée des Français », Didier Le Bret

 

Les institutions de la démocratie représentative n’étaient pas prêtes à reconnaître complètement la légitimité de ces mécanismes participatifs et délibératifs.

 

La convention citoyenne pour le climat est donc, selon vous, un échec démocratique ? 

On peut considérer que la convention a été un demi-échec. Les institutions de la démocratie représentative n’étaient pas prêtes à reconnaître complètement la légitimité de ces mécanismes participatifs et délibératifs. D’un autre côté, elle a su démontrer que ces dispositifs étaient opérationnels, qu’ils pouvaient avoir du sens et enrichir considérablement le processus décisionnel. Depuis, la connaissance de ces démarches s’est améliorée en France. Il y a eu un effet d’acculturation et je m’aperçois que ce dispositif a produit des émules. De nombreuses collectivités locales s’essayent à organiser des conventions citoyennes. Le champ des professions de la participation est en pleine expansion. Il y a effectivement une déception, de la frustration, mais qui n’est pas liée à l’exercice participatif en lui-même, mais surtout aux réactions et à la réception de cette expérience par le système politique.  

 

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La Convention citoyenne pour le climat s'est réunie pour la première fois en octobre 2019. Ses différentes sessions ont eu lieu au Palais d’Iéna, siège du CESE. (©CESE-Katrin Baumann) 

 

plus les participants à la décision sont divers et plus la décision qui sera prise a de chance d’être juste et rationnelle.

 

La démocratie participative est avant tout un exercice d’intelligence collective. Très controversée dans le milieu politique, une question concentre les critiques : « un groupe de non-experts peut-il être plus efficace qu’un expert isolé ? ». Qu’en pensez-vous ? 

Plusieurs questions existent derrière celle-ci : est-ce que les citoyens ordinaires sont suffisamment compétents, éclairés, informés pour s’intéresser aux questions politiques et surtout pour en délibérer ? Cette question est aussi ancienne que la démocratie. La position de Platon est ferme, la politique exige la détention d’un certain type de savoir et seuls des experts, en l’occurrence les philosophes, peuvent et doivent gouverner la cité. La position d’Aristote est plus nuancée. Il affirme que l’on n’a pas besoin de savoir particuliers pour s’intéresser et pour débattre des questions de politique. Il avait cette métaphore : « la politique, c’est comme un banquet. On a plus de chance de se régaler si chacun apporte un plat que si un seul fait la cuisine. Il avait la perception d’une certaine supériorité de l’intelligence collective ». 

Depuis, ce débat n’a cessé de rebondir et on retrouve aujourd’hui ces réflexions dans les positions politiques. Un courant très fort en théorie politique préconise la démocratie épistémique, c’est-à-dire que plus les participants à la décision sont divers et plus la décision qui sera prise a de chance d’être juste et rationnelle. Cette diversité apporte des sources d’informations qui vont enrichir le processus. Elle garantit aussi que ceux qui sont amenés à prendre des décisions ne sont pas biaisés. Le vrai risque d’un gouvernement des experts est l’uniformité des préjugés ou l’homogénéité des intérêts de ceux qui gouvernent.  

 

Comment l’intelligence collective a-t-elle été appliquée à la convention citoyenne pour le climat ?  

La convention s’est assurée d’une véritable représentativité sociale. Le choix a été fait de sélectionner les citoyens en fonction de caractéristiques socio-démographiques, et non en fonction de l’identité politique ou des opinions. Une enquête a révélé qu’il n’y a pas de distorsion forte entre les citoyens sélectionnés et le reste de la population en ce qui concerne leur préoccupation pour les questions climatiques. Un autre élément est l’organisation du débat et notamment les méthodes de délibérations. Le but était que chacun puisse s’exprimer librement et que certains participants ne captent pas la discussion. Des méthodes d’animation ont été employées, ainsi que des dispositifs de discussion. Par exemple, le comité de gouvernance avait prévu que les citoyens travaillent par groupes thématiques. Pour leur répartition, on a utilisé le tirage au sort afin d’être sûr que les spécialistes citoyens de telle ou telle question ne se trouvent pas en position de leadership dans les groupes. La qualité du processus délibératif suppose du temps. Il faut du temps pour se former, se faire confiance, expliciter ses préférences. Aujourd’hui, le fait de vivre dans un contexte d’urgence permanent est préjudiciable à un vrai débat démocratique.  

 

Diriez-vous que la convention citoyenne pour le climat est un exemple réussi d’intelligence collective au service de la démocratie ? A quel(s) niveau(x) ?  

Ah oui, plus que réussi ! On l’observe à travers les effets que cela a produits sur les citoyens. Il y a eu des effets de réassurance dans leurs capacités d’expression, de jugement […] des effets de transformation, beaucoup de citoyens se sont engagés par la suite dans la cité pour défendre leurs propositions, se présenter aux élections. Evidemment, ses effets diffèrent selon les citoyens. Certains ont été plus spectateurs qu’acteurs, mais je pense que pour une grande partie cela a été un moment d’apprentissage de la politique très important. Ils ont d’ailleurs créé leur propre association, l’association des 150.  

A un autre niveau, la convention a démontré que les citoyens sont capables de parvenir à un résultat et ce, alors même que certains les jugeaient incompétents sur un sujet aussi complexe que celui de la crise climatique. A mon avis, cela est à mettre au crédit de l’idée même de démocratie. Ils ne se sont pas transformés en experts, mais ils ont été capables d’étudier les conséquences politiques de différentes solutions proposées par des experts et de choisir celles qui leur paraissaient les plus pertinentes.  

 

Quelles sont les limites de l’intelligence collective appliquée à la démocratie ? Peut-on l’appliquer à tous les sujets ?   

A tous les contextes, non. Deux contextes me semblent incompatibles avec la démarche participative. Le contexte d’urgence. On ne peut pas brusquer les choses et les 9 mois qu’a duré la convention étaient un minimum pour que les citoyens s’approprient le sujet et soient capables de dialoguer avec les experts. Le contexte où la décision est déjà prise. C’est ce qui arrive trop souvent en matière de démocratie délibérative, la décision est prise et on laisse croire aux citoyens qu’il est encore possible de l’infléchir.  

Sur tous les sujets, oui. La délibération n’est pas cantonnée aux questions environnementales comme elle l’est aux questions purement locales. On a tendance à dire que les citoyens peuvent débattre uniquement de ce qu’ils connaissent, de leur environnement à l’échelle locale. Un contre-exemple, la Global Assembly sur le climat à l’échelle mondiale, 100 citoyens se sont prêtés à l’exercice avec le soutien des Nations Unis, cela démontre que c’est possible. On peut s’interroger sur le fait que des questions aussi importantes que les politiques fiscales, économiques et sociales soient très rarement mises en discussion alors que ce sont des questions structurantes dans nos sociétés. 

Bérénice ROLLAND

  

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